RÉVOLUTION FRANÇAISE

RÉVOLUTION FRANÇAISE
RÉVOLUTION FRANÇAISE

Profondément ancrée dans le passé de la France, la Révolution en a accéléré l’évolution, sans en dévier le sens: elle marque, dans l’histoire de notre pays et d’une partie de l’Europe, l’avènement de la société bourgeoise et de l’économie capitaliste qui étaient en gestation dans les cadres de l’Ancien Régime. Elle détruisit le régime féodal et les ordres privilégiés: la Révolution, «dont l’objet propre était, selon Alexis de Tocqueville, d’abolir partout les restes des institutions du Moyen Âge» (L’Ancien Régime et la Révolution ). Que la Révolution française ait finalement abouti à la réalisation de l’unité nationale et à l’établissement d’une démocratie libérale représentative précise encore sa signification historique. Sans doute la Révolution française n’est-elle pas la première qui ait abouti à de tels résultats. Avant elle, la révolution anglaise du XVIIe siècle et l’indépendance américaine du XVIIIe avaient présenté des caractères comparables. Mais, par l’ampleur de ses luttes sociales et politiques, par la netteté de ses résultats, la Révolution française mérite bien d’être considérée comme le modèle classique des révolutions qui ont jalonné l’ascension de la bourgeoisie.

L’histoire de la Révolution française pose ainsi deux séries de problèmes. Problèmes d’ordre général: ceux qui concernent la loi historique de la transition de l’ancienne société à survivances féodales à la société moderne, de la prépondérance sociale de l’aristocratie à celle de la bourgeoisie, du féodalisme au capitalisme. Problèmes d’ordre particulier: ceux qui tiennent à la structure spécifique de la société à la fin de l’Ancien Régime et qui rendent compte des caractères propres de la Révolution française au regard des mouvements historiques similaires. C’est sous l’angle de l’historiographie, histoire de l’histoire de la Révolution française, que seront étudiés ces problèmes.

1. Interprétations historiques de la Révolution française (XIXe siècle)

Préhistoire de l’historiographie révolutionnaire

C’est alors même que se déroulait la Révolution française que l’on a commencé à en raconter l’histoire: à chacune de ses étapes, il s’est trouvé des hommes, publicistes ou mémorialistes plutôt qu’historiens, pour mesurer le chemin parcouru et tenter de juger le travail accompli. Ainsi, dès 1790, les Deux Amis de la Liberté , acceptant la révolution censitaire, font l’éloge de l’œuvre de l’Assemblée constituante. En 1792, dans son Almanach historique de la Révolution française pour l’année 1792 , Rabaut Saint-Étienne s’efforce de démontrer que la Révolution constitue l’aboutissement logique de toute l’histoire française, tandis que Montjoie se place d’un point de vue royaliste et catholique dans son Histoire de la Révolution de France . En l’an V, Necker publiait De la Révolution française , et Bertrand de Molleville, ancien ministre de Louis XVI, son Histoire de la Révolution de France en quatorze volumes, de l’an IX à l’an XI. Plus importants sans doute, l’Histoire de France depuis la Révolution de 1789 (an IX) de Toulongeon, ancien constituant, et l’Essai historique et critique sur la Révolution française (1810) de Paganel, ancien conventionnel régicide. L’œuvre de Lacretelle le Jeune émerge cependant de cette production: son Précis historique de la Révolution française parut en 1806; il s’amplifia en une Histoire de la Révolution française en huit volumes (1821-1826), dont la clarté et l’élégance assurèrent le succès. Cet ensemble non négligeable ne peut cependant être considéré comme travail historique proprement dit. Il s’agit de récits utiles, mais partisans, qui doivent être tenus pour des témoignages: ils constituent la préhistoire de l’historiographie révolutionnaire.

L’école libérale «fataliste»: Thiers et Mignet

L’école historique française s’affirma avec éclat sous la Restauration, dans un climat de contestation libérale contre la réaction ultra. L’histoire fut plus que jamais une arme politique, mais ses exigences critiques s’affirmèrent. Issus le plus souvent de la bourgeoisie, hommes de professions libérales, ces historiens eurent un thème commun, l’«idée de liberté» (au sens de Quatre-Vingt-Neuf); comme à toute autre époque, ils ne purent s’abstraire de leur temps ni de leur milieu. Mais, malgré leurs passions personnelles, ils s’efforcèrent à la vérité, en particulier par un constant recours aux sources.

L’Histoire de la Révolution française de Thiers parut en 1823, celle de Mignet en 1824. Entre l’école philosophique de Guizot et l’école narrative de Thierry, ils représentent ce que Chateaubriand appela l’«école fataliste»: la Révolution fut la conséquence logique de causes précises, la Terreur fut un mal nécessaire au salut de la nation. L’idée de nécessité préside à leur œuvre et leur confère unité et netteté méthodologique. «Lorsqu’une réforme est devenue nécessaire, écrit Mignet dans son introduction, et que le moment de l’accomplir est arrivé, rien ne l’empêche et tout la sert.» Et ailleurs: «Les privilégiés ont voulu empêcher la Révolution; l’Europe a tenté de la soumettre, et, forcée à la lutte, elle n’a pu ni mesurer ses efforts ni modérer sa victoire. La résistance intérieure a conduit à la souveraineté de la multitude, et l’agression du dehors à la domination militaire. Cependant le but a été atteint malgré l’anarchie et malgré le despotisme; l’ancienne société a été détruite pendant la Révolution et la nouvelle s’est assise sous l’Empire.» Même point de vue dans l’œuvre de Thiers, et même idée d’une «force fatale» qui stimulait le cours de la Révolution et surmontait tous les obstacles, jusqu’à ce que le but ait été atteint. «Que le républicanisme ait engendré le sans-culottisme, celui-ci le régime des comités, puis le décemvirat, puis même le triumvirat, ils ne sont là que des phases successives que l’idée de liberté, idée fixe de la Révolution, et qui n’en fut pas moins mobile, tendait incessamment à parcourir.» Ou encore: «La Révolution prit enfin le caractère militaire, parce qu’au milieu de cette lutte perpétuelle avec l’Europe il fallait qu’elle se constituât d’une manière solide et forte»; le 18-Brumaire était nécessaire . Nécessité historique qui n’exclut point cependant le libre arbitre, l’homme conservant pleinement la responsabilité de ses actes.

Thiers et Mignet sont essentiellement des narrateurs, qui, sans avoir dans le récit les éminentes qualités d’un Thierry ou d’un Michelet, se lisent avec facilité, parfois avec quelque agrément. Leur récit manque évidemment de couleur et de chaleur; sauf quelques éclats, chez Thiers en particulier, tout s’uniformise et se grisaille: la Révolution perd, à les lire, son caractère dramatique. Faut-il en rendre les sources responsables? Uniquement l’imprimé, mémoires et documents officiels, information donc restreinte. Thiers et Mignet s’en tiennent à la surface des faits, leurs histoires sont essentiellement politiques, la Révolution est vue «d’en haut», sous l’angle des Assemblées, des Comités et des partis. L’histoire des départements, aux aspects si divers, n’y apparaît point; ni l’évolution économique et les mouvements sociaux.

Retenons cependant, chez Thiers en particulier, des remarques parfois pertinentes et également comme un pressentiment. Ainsi, à propos des subsistances, lorsqu’il oppose, en février 1793, les sections qui réclament la taxation et les Jacobins qui condamnent «la taxe comme dangereuse pour la liberté du commerce». Sans doute, dans cette histoire narrative, l’explication ne tient pas une grande place: trente pages suffisent à Thiers pour exposer les causes de la Révolution. Le problème n’est est pas moins posé avec netteté. «Un siècle entier avait contribué à dévoiler les abus et à les pousser à l’excès; deux années à exciter la révolte et à aguerrir les masses populaires, en les faisant intervenir dans les querelles de privilégiés. Enfin, des désastres naturels, un concours fortuit des circonstances amenèrent la catastrophe, dont l’époque pouvait bien être différée, mais dont l’accomplissement était tôt ou tard infaillible.»

La Révolution française de Thiers et celle de Mignet traduisaient toute une philosophie de l’histoire, qu’expliquent assez les circonstances de l’époque. Écrites au plus fort des luttes de la bourgeoisie libérale contre la réaction ultra, elles posaient un certain nombre de problèmes qui étaient aussi d’actualité: la conformité de l’évolution politique aux lois historiques, l’inéluctabilité de la violence révolutionnaire, la nécessité de la dictature jacobine. Il ne fut pas question de poser encore ces problèmes, la révolution de 1830 une fois accomplie et la bourgeoisie assise définitivement au pouvoir. L’histoire devait se clore à Quatre-Vingt-Neuf consolidé par 1830: une histoire d’où le peuple avait été exclu.

L’école romantique: Michelet et Quinet

Michelet fit entrer le peuple dans l’histoire. Si Thiers et Mignet sont historiens d’une bourgeoisie aux prises avec les anciens privilégiés pour sauvegarder l’œuvre de 1789 consacrée par la Charte de 1814, Michelet se voulut démocrate, et de même Louis Blanc et Quinet. L’axe des préoccupations se déplaça après 1830, et l’intérêt des historiens se fixa non plus sur Quatre-Vingt-Neuf et la révolution bourgeoise, mais sur la révolution populaire et sur Quatre-Vingt-Treize. Ainsi commença de s’affirmer une historiographie révolutionnaire de tendance radicale.

En 1847 parut l’Histoire des Girondins de Lamartine, œuvre d’éloquence chaleureuse, mais bien peu historique, et commença la publication de l’Histoire de la Révolution française de Michelet (4 volumes, jusqu’en 1853) et de celle de Louis Blanc (12 volumes, jusqu’en 1862). La Révolution de Quinet, bien qu’elle n’ait paru qu’en 1865, appartient à la même génération: démocrate et républicaine, nationale avec passion, mais romantique aussi et spiritualiste. Si Thiers et Mignet étaient restés attachés à l’étude positive de l’histoire, les nouvelles tendances l’emportent désormais. «Qu’est-ce que la Révolution, interroge Michelet? La réaction de l’équité, l’avènement tardif de la justice éternelle»: elle est, se substituant à celui de la grâce, le règne de la justice. Pour Quinet, la Révolution est une religion nouvelle. Pour l’un et l’autre, elle est un événement providentiel et fatal. Pour Michelet, un drame dont le peuple est l’acteur essentiel.

La révolution de 1830 avait été considérée par les historiens des années vingt comme leur victoire: elle avait, selon l’expression de Thierry, «rattaché sans retour notre ordre social au grand mouvement de 1789». L’histoire dorénavant close, les historiens reportèrent leur attention de la Révolution à un passé plus lointain. Les recueils de documents se multiplièrent, chroniques et mémoires surtout, qui permettaient de «retrouver la vie du passé». La recherche historique s’organisa, sous l’action de Guizot en particulier. Remarquons que de cette recherche «intégrale» du passé la Révolution profita peu: on doit cependant signaler le monumental recueil de documents, toujours indispensable, qui commença à paraître en 1834, l’Histoire parlementaire de la Révolution française de Buchez et Roux, fervents robespierristes.

C’est dans cette atmosphère de recherche érudite que se forma Michelet. Nommé en 1831 chef de la section historique aux Archives nationales, il entreprit des dépouillements dans les dépôts parisiens. Il a dit, dans la préface de 1868 à la seconde édition de son Histoire de la Révolution française , comment son livre était né «du sein des Archives». «Pour les grandes tragédies révolutionnaires, le dépôt de l’Hôtel de ville m’en ouvrait le foyer aux registres de la Commune; et la préfecture de police m’en donnait la variété divergente dans les procès-verbaux de nos quarante-huit sections.» Fait exceptionnel, Michelet a travaillé dans les dépôts des archives départementales: ainsi à Nantes, après le coup d’État de 1851. Sans doute ses recherches demeuraient fragmentaires, essentiellement centrées sur les problèmes politiques; les exigences critiques de la méthode érudite, auxquelles les médiévistes s’attachaient déjà, étaient loin de s’appliquer à l’histoire contemporaine. Il n’en reste pas moins qu’une voie nouvelle et féconde était ouverte à la recherche historique.

Se rattachant au groupe des historiens libéraux et de l’histoire narrative, Michelet les dépasse cependant, et singulièrement. Par son talent littéraire d’abord. Par les influences subies ensuite: à partir de 1840 surtout, celle de la poussée démocratique dont il a déjà été parlé; mais antérieurement, et plus profondément peut-être, celle de Vico, de Herder et de l’idéalisme allemand. Michelet a traduit en 1827 la Scienza nuova de Vico. Il est, comme son ami Quinet, nourri de Herder et utilise le concept de Volksgeist , le «génie des nations», dont il fit l’une des composantes contraignantes de l’évolution historique.

À partir de 1847, Michelet commença à publier son Histoire de la Révolution française , véritable livre de partisan. Nul mieux que lui n’a dit la grande espérance populaire de 1789 et «la grande lumière née de l’éclair de juillet», l’élan patriotique de 1792, le caractère dramatique des luttes de 1793. Ayant vécu parmi le peuple, dans ces sombres quartiers du cœur de Paris, ayant pris avec des témoins oculaires une connaissance vivante de la Révolution, Michelet a été capable d’exprimer l’âme du peuple qui l’avait faite, il a su concevoir de l’amitié pour les «enragés» et pour Hébert qui traduisirent les aspirations populaires. «Toute l’histoire de la Révolution, écrivit Michelet au terme de son travail, jusqu’ici était essentiellement monarchique; telle pour Louis XVI, telle pour Robespierre. Celle-ci est la première républicaine, celle qui a brisé les idoles et les dieux. De la première page à la dernière page elle n’a qu’un héros: le peuple.»

Âme ardente, Michelet a fait plus que de ressusciter la Révolution, il l’a vécue. Il a fait plus encore. S’il s’attache aux «grandes tragédies du Paris révolutionnaire», aux journées populaires dont il trace de larges fresques, il s’efforce, au-delà de la façade des événements, à la compréhension et à l’explication. Il s’attarde longuement sur les causes de la Révolution. «Venez voir, je vous prie, ce peuple couché par terre, pauvre Job...» Il souligne le rayonnement de Quatre-Vingt-Neuf en Europe. Il s’attache à saisir les croyances et l’esprit populaires, à préciser l’histoire religieuse et morale de la Révolution. Avec Michelet s’affirme l’histoire intégrale et s’ouvre l’historiographie critique de la Révolution française.

A-t-il toujours compris la réelle portée des aspirations populaires? Ce n’est pas sûr. N’a-t-il pas fait de l’enragé Jacques Roux l’un des premiers socialistes? «Au cœur de Paris même, dans les noires et profondes rues ouvrières (les Arcis, Saint-Martin), écrit-il dans sa préface de 1868, fermentait le socialisme, une révolution sous la révolution.» Michelet ne transpose-t-il pas à la fin du XVIIIe siècle, et pour les besoins de sa polémique avec Louis Blanc sur Robespierre, ses préoccupations d’homme du XIXe?

Au demeurant, ne demandons pas à Michelet une leçon de méthode. Il a su rendre de façon inégalée, inégalable, ce qu’il y a d’élan généreux et de ferveur désintéressée dans l’enthousiasme révolutionnaire. Que l’on se reporte à son récit de la prise de la Bastille. Qu’importent alors les exigences de l’érudition si, ressuscitant les mouvements de l’esprit, Michelet «rend aux faits eux-mêmes, selon Georges Lefebvre, une vie dont l’analyse positive est incapable de donner l’impression. À ce titre, c’est le plus grand de nos historiens, mais un génie de cette sorte, conclut Georges Lefebvre, ne laisse derrière lui ni méthode, ni programme de recherches, ni élèves.»

Quinet, à la différence de son ami Michelet, ne raconte pas: La Révolution ne présente aucun récit suivi, l’ouvrage est plus doctrinal qu’historique. C’est une œuvre de passion, au style de prophète. Les massacres de septembre: «la robe rouge de Nessus aux flancs du peuple-Hercule». Il s’agit, au-delà des faits et des acteurs, de retrouver l’esprit des institutions et la marche des idées. L’histoire étant la réalisation des idées, Quinet ramène la Révolution à l’établissement de la liberté. Développant une série de considérations qui se déduisent logiquement l’une de l’autre, appuyées sur quelques faits marquants ou sur des textes caractéristiques, Quinet soutient que la Révolution a échoué parce qu’ont échoué ses tentatives religieuses, par incohérence et par faiblesse: une révolution doit d’abord changer la religion, clef de toutes les idées. La Terreur n’était pas nécessaire, elle fut la négation même de la Révolution. «Il y a incompatibilité absolue entre les moyens de Quatre-Vingt-Treize et le but, entre les barbaries jacobines et la philosophie du XVIIIe siècle, entre la théorie et la pratique, entre l’instrument et l’idée.» Ainsi, la Révolution se lie au passé national. «La Terreur a été le legs fatal de l’histoire de France. On a ramassé l’arme du passé pour défendre le présent [...]. Par la Terreur, les hommes nouveaux redeviennent subitement, à leur insu, des hommes anciens.»

La préoccupation de Quinet fut finalement essentiellement morale: ce qui n’exclut pas l’esprit critique et la probité scientifique de l’historien. De là sa place singulière dans l’historiographie révolutionnaire. Il a, selon Aulard, inauguré la critique de la Révolution. «J’ai osé, écrit Quinet, rompre les sept sceaux consacrés du livre de la Révolution et y faire entrer l’esprit d’examen. Comment parviendrions-nous jamais à la liberté, si nous sommes esclaves de la lettre au point de n’oser envisager librement nos traditions? [...] Regarder son passé et le juger! Il le faut si l’on veut faire un pas en avant.»

L’histoire philosophique: Tocqueville

Comme Quinet, Tocqueville fut un historien philosophe: L’Ancien Régime et la Révolution (1856) demeure sans aucun doute le plus grand livre d’histoire du XIXe siècle, l’œuvre la plus originale. Mais Quinet écrivait en protestant, partisan de la Révolution: Tocqueville en catholique conservateur. Comme Quinet, Tocqueville s’attacha à l’histoire critique de la Révolution: nul récit dans son livre, mais une recherche intelligente, au-delà des événements et des acteurs, de la marche des idées et de l’esprit des institutions. Même méthode de travail encore, Quinet s’inspirant de son prédécesseur, «écrivain fait pour tout éclairer d’une lumière sereine, impartiale». Mais Tocqueville arrête son livre où Quinet commence le sien, «au seuil de cette révolution mémorable». Tocqueville en effet n’a pas écrit le second livre qu’il projetait sur La Société née de la Révolution : «Je ne la considérerai plus alors dans ses causes, je l’examinerai en elle-même, et j’oserai enfin juger la société qui en est sortie.» L’Ancien Régime n’en demeure pas moins un ouvrage essentiel pour la compréhension de la Révolution.

Écrit dans un style simple et d’un ton froid, L’Ancien Régime et la Révolution s’impose par son intelligence et sa conscience.

Par sa conscience: le livre fut solidement documenté, même si les recherches d’archives n’obéirent pas aux règles actuelles de l’érudition. Tocqueville, ne se contentant pas d’ouvrages de seconde main, est allé aux sources. À celles qui étaient les plus accessibles à l’époque: documents administratifs et papiers des intendants. À celles aussi d’un accès plus difficile et dont la recherche dénote l’intelligence érudite de l’historien: ainsi, pour l’étude de la propriété foncière avant la vente des biens nationaux, les états de sections de 1791, qu’à la suite de Tocqueville Georges Lefebvre devait utiliser pour ses Paysans du Nord .

Intelligence surtout. Rejetant les idées jusque-là reçues, Tocqueville découvrit dans une analyse précise de l’Ancien Régime et de ses institutions les origines et les caractères mêmes de la Révolution. «À mesure que j’avançais dans cette étude, écrit-il dans son avant-propos, je m’étonnais en renvoyant à tous moments dans la France de ce temps beaucoup de traits qui frappent dans celle de nos jours. J’y retrouvais une foule de sentiments que j’avais crus nés de la Révolution, une foule d’idées que j’avais pensé jusque-là ne venir que d’elle, mille habitudes qu’elle passe pour nous avoir seule données; j’y rencontrais partout les racines de la société actuelle profondément implantées dans ce vieux sol.» Et plus loin: «L’objet propre de l’ouvrage que je livre au public est de faire comprendre pourquoi cette grande Révolution, qui se préparait en même temps sur presque tout le continent de l’Europe, a éclaté chez nous plutôt qu’ailleurs, pourquoi elle est sortie comme d’elle-même de la société qu’elle allait détruire.» Idées neuves en leur temps, aujourd’hui dans le domaine commun.

Ainsi s’affirmait la notion essentielle de continuité: «Il n’y eut jamais d’événements plus grands, conduits de plus loin, mieux préparés et moins prévus.» La centralisation n’est pas née de la Révolution et de l’Empire, du Comité de salut public et de Napoléon, mais des efforts séculaires de la monarchie capétienne. La royauté elle-même a travaillé obstinément à l’égalisation des conditions légales de ses sujets (vue contestable pour la seconde moitié du XVIIIe siècle tout au moins). La petite propriété et le morcellement remontent très haut dans l’histoire de la paysannerie française.

Attentif aux mentalités collectives et aux comportements sociaux, Tocqueville a insisté sur les «deux passions principales» des Français au XVIIIe siècle. «L’une plus profonde et venant de plus loin est la haine violente et inextinguible de l’inégalité [...]. L’autre, plus récente et moins enracinée, les portait à vouloir vivre non seulement égaux, mais libres. Vers la fin de l’Ancien Régime, ces deux passions sont aussi sincères et paraissent aussi vives l’une que l’autre. À l’entrée de la République, elles se rencontrent, elles se mêlent alors et se confondent un moment, s’échauffent l’une l’autre dans le contact et enflamment à la fois tout le cœur de la France. Alors les Français furent assez fiers de leur cause et d’eux-mêmes pour croire qu’ils pouvaient être égaux dans la liberté.»

Mais surtout attentif à l’essor de la bourgeoisie et à ses revendications, Tocqueville a été moins sensible à ce que la révolution populaire avait de spécifique. Peu soucieux de sonder la mentalité populaire, il n’a pas décelé sa tendance à la décentralisation et à l’autonomie. Tendance lointaine, profonde, longtemps comprimée par l’impérieuse nécessité d’un pouvoir monarchique, et qui se libéra sous la Révolution: elle fût venue à l’encontre de l’un des thèmes essentiels de l’ouvrage, qui ramène tout le cours de l’Ancien Régime et de la Révolution à la centralisation.

L’œuvre de Tocqueville ne s’en impose pas moins comme un modèle de rationalité: s’élevant au-dessus de la masse des documents et des faits, elle dégage les traits essentiels et s’efforce de saisir les constantes de l’histoire.

Taine et le déterminisme dogmatique

Les années soixante-dix virent la disparition des historiens qui avaient vécu 1830 et 1848: disparition dans le silence et la tristesse, contrecoup des événements de 1870-1871. Guizot meurt en 1874, et cette même année Michelet, frappé, a-t-on dit, des douleurs qu’il avait endurées pour la France. La génération nouvelle d’historiens fut durement marquée par les événements subis, et en divers sens. Sur le plan de la méthode, elle se mit à l’école du pays vainqueur. Des préoccupations politiques s’affirmèrent: il s’agissait de rechercher dans l’étude de nos anciennes institutions celles qui conviendraient le mieux à la régénération de la France. Taine s’en est expliqué dans la préface des Origines . Il faut, pour faire une constitution, «acquérir l’idée exacte et complète d’un grand peuple qui a vécu âge de peuple et qui vit encore. C’est le seul moyen de ne pas constituer à faux, après avoir raisonné à vide, et je me promis que, pour moi du moins, si j’entreprenais un jour de chercher un opinion politique, ce ne serait qu’après avoir étudié la France.»

Plus encore que les désastres de 1870, la peur sociale a marqué cette génération d’intellectuels. L’entrée dans l’histoire des masses populaires, l’essor des idées socialistes, le drame de la Commune de 1871 rangèrent les historiens dans la parti de l’ordre. Libéraux en 1820, démocrates en 1840, les voici conservateurs: la démocratie sociale les effrayait, et plus encore le socialisme.

C’est dans cet état d’esprit que Taine écrivit Les Origines de la France contemporaine , dont le tome premier, L’Ancien Régime , parut en 1875: «œuvre de dénigrement et de colère», selon C. Jullian, «livre de passion, on dirait de rancune». Taine reporta sa peur et sa haine de la Commune sur le peuple de Quatre-Vingt-Treize, «bête vautrée sur un tapis de pourpre». Œuvre aussi d’intelligence et de sensibilité: intelligence dogmatique, sensibilité hérissée qui pouvait paralyser la compréhension critique.

Sans recourir le plus souvent aux sources mêmes (il a cependant travaillé aux Archives nationales), Taine a rassemblé chez ses prédécesseurs, et particulièrement dans l’Histoire de la Terreur de Mortimer-Ternaux (1862-1869), tous les témoignages hostiles à l’appui de ses idées préconçues. La documentation, impressionnante, est orientée: il ne s’agit pas d’expliquer, mais de démontrer. De là des lacunes, Taine rejetant les témoignages qui n’allaient pas dans son sens. De là aussi la faiblesse de la critique. La méthode de Taine a été l’objet des foudres d’Aulard (Taine, historien de la Révolution française , 1907): documentation «insuffisante et fantaisiste», erreurs de détail et généralisations hâtives, textes mutilés et faits déformés. Taine n’est pas un érudit, ni même au départ un historien: philosophe, il partit d’une théorie a priori qu’il entreprit de démontrer en se documentant.

Soucieux de défendre l’ordre social, Taine prend le parti de la noblesse contre la bourgeoisie, de la bourgeoisie contre le peuple. Des motivations révolutionnaires, il ne voit qu’envie cupide parmi la bourgeoisie, parmi le peuple qu’instinct sanguinaire. De là des simplifications caricaturales: Marat un fou, Danton un barbare, Robespierre un cuistre, Napoléon un condottiere; la Révolution, un accès de délire alcoolique; et une caserne, la société qui en est issue à travers la réorganisation napoléonienne. Ayant délibérément écarté de son propos la guerre et ses conséquences, pour ne s’attacher qu’aux problèmes et aux luttes intérieurs, Taine a faussé toute l’histoire de la Révolution: il passe sous silence l’alliance de la contre-révolution et de l’étranger, le complot aristocratique, l’armement des émigrés, la trahison partout présente; il tait les impérieuses exigences de la conduite d’une grande guerre nationale. Quinet avait par avance condamné cette manière de concevoir l’histoire de la Révolution française: «Si l’on isole du spectacle des armées celui de l’intérieur, on voit au-dedans un peuple furieux, sans apercevoir la cause de sa fureur.»

Cependant, attaché à décrire avec autant de mépris que de crainte les mouvements populaires, Taine en a souligné la complexité, montrant l’imbrication des forces sociales, des intérêts personnels et des passions collectives. Pressentant la nécessité du recours à la psychologie sociale, auxiliaire indispensable de l’histoire, Taine a été malgré tout, pour les historiens de la Révolution française, et au témoignage même de Georges Lefebvre, «un initiateur, un éveilleur».

Jaurès et l’«Histoire socialiste de la Révolution française»

Publiée de 1901 à 1904, l’Histoire socialiste de la Révolution française de Jaurès constitue la dernière grande entreprise historiographique originale concernant la Révolution: après Jaurès, et en partie sous son influence, s’affirmèrent définitivement les exigences érudites et scientifiques.

Le XIXe siècle vit, dans ses dernières décennies, l’essor et le triomphe de l’économie capitaliste et, parallèlement, les progrès du mouvement ouvrier et des idées socialistes. L’une des conséquences fut que l’attention des historiens se porta de plus en plus vers les classes populaires, mais avec un tout autre esprit que celui de Taine: il s’agissait d’étudier leurs conditions d’existence, de comprendre les mobiles de leur action. Ces préoccupations se manifestèrent à mesure que s’affirmait dans la pensée socialiste, avec le renforcement du mouvement ouvrier, le matérialisme historique de Marx, à tout le moins l’interprétation économique de l’histoire: les faits économiques et sociaux s’imposaient à l’attention de l’historien.

Sans doute, les historiens du XIXe siècle ne les avaient pas ignorés. Mais c’est Jaurès qui restitua à l’histoire de la Révolution française sa substructure économique et sociale: le premier, il fit précéder son récit d’un vaste tableau de la société et de l’économie françaises à la fin de l’Ancien Régime; le premier, il raconta l’histoire de la Révolution en lui donnant franchement comme fondement les faits économiques et sociaux. Il n’en maintint pas moins fortement que les idées jouent dans le mouvement de l’histoire un rôle essentiel, que la bourgeoisie révolutionnaire n’a pas obéi seulement à des intérêts égoïstes, mais qu’il y eut une part de sincérité dans sa conviction que le bien général dépendait du maintien de sa prépondérance.

Histoire socialiste : le qualificatif a paru fâcheux à Aulard, puis à Georges Lefebvre. Jaurès s’en est expliqué. «Pourquoi donc des socialistes, étudiant l’évolution politique et sociale depuis 1789, n’auraient-ils pas averti, par le titre même de leur œuvre, que tout ce mouvement politique s’éclairait pour eux par le terme où il leur paraît qu’il doit aboutir?» C’est donc de ce point de vue que Jaurès entendait «raconter au peuple, aux ouvriers, aux paysans» les événements de la Révolution française, «fait immense et d’une admirable fécondité». Mais la Révolution française n’est pas à ses yeux «un fait définitif dont l’histoire n’aurait qu’à dérouler sans fin les conséquences»: en permettant l’essor de la démocratie et du capitalisme, la Révolution a «préparé indirectement l’avènement du prolétariat», et donc du socialisme.

Son interprétation de l’histoire, Jaurès, à le suivre dans son introduction, l’a voulue «à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet». Et, plus loin, au risque de surprendre un moment le lecteur par le disparate de ces noms, c’est, nous dit Jaurès, «sous la triple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque» qu’il entend écrire son Histoire . Elle apparaît en effet à la fois comme œuvre de science, acte de foi et leçon de civisme, qu’emporte une éloquence chaleureuse et que soulève parfois la flamme de l’ardeur révolutionnaire. Œuvre admirable qui satisfait l’exigence critique de l’historien aussi bien que sa sensibilité.

C’est à la lumière de Marx qu’écrivit Jaurès. Il sait que «les conditions économiques, la forme de la production et de la propriété sont le fond même de l’histoire». À chaque période, «la structure économique de la société détermine les formes politiques, les mœurs sociales et même la direction générale de la pensée». De là l’attention portée au mouvement de la propriété, à l’évolution des techniques, aux problèmes du travail. De là ce tableau des causes économiques et sociales de la Révolution, immense nouveauté pour l’époque, et dont les historiens n’ont pas fini d’épuiser la richesse.

Mais Jaurès n’a garde d’oublier l’homme, car, comme Marx lui-même le lui a enseigné, c’est sur les hommes qu’agissent les forces économiques, les hommes avec leur «diversité prodigieuse de passions et d’idées». L’homme force pensante et force agissante, qui «ne se laisse pas réduire brutalement, mécaniquement, à une formule économique». «Autant il serait vain et faux de nier la dépendance de la pensée et du rêve même à l’égard du système économique et des formes précises de la production, autant il serait puéril et grossier d’expliquer sommairement le mouvement de la pensée humaine par la seule évolution des formes économiques.» L’historien doit s’efforcer de toujours faire sentir, à travers l’évolution des sociétés, «la haute dignité de l’esprit libre».

Ce n’est pas en effet par la seule force des choses que s’accomplit la Révolution: c’est aussi «par la force des hommes, par l’énergie des consciences et des volontés». Malgré son interprétation économique, Jaurès ne dédaigne pas la valeur morale de l’histoire. Il propose en exemple tous les combattants héroïques de la Révolution qui ont eu la passion de l’idée et le mépris de la mort. Jaurès entendait par là faire encore œuvre révolutionnaire.

Arme de combat, l’Histoire socialiste fut cependant conçue comme œuvre scientifique. Jaurès s’est informé avec scrupule, avec ardeur. La base documentaire de son Histoire est des plus solides. «J’ai tâché de lire tout l’essentiel». Au fil du récit, on constate sans peine que Jaurès s’est toujours reporté aux sources et aux textes originaux. Il a dépouillé avec conscience les grands journaux de la Révolution, ne se contentant pas de les feuilleter comme tant d’autres avant et après lui. Sans doute, il n’a pas travaillé aux Archives nationales, mais il avait à sa disposition l’immense collection Portiez de l’Oise d’imprimés révolutionnaires, conservée à la bibliothèque de la Chambre des députés. Le premier, Jaurès a accordé une place importante à la documentation iconographique et à l’illustration. Il a dit sa joie de recueillir au musée Carnavalet «ces images encore vives, ces feuilles toujours remuantes et bruissantes où circulent les sèves colorées et chaudes de la Révolution», et «de les jeter à nouveau au vent de la vie».

Le monument que Jaurès a élevé à la Révolution française demeure dans toute sa force et sa grandeur. Œuvre de foi, elle suscite toujours l’enthousiasme et fortifie la conviction libératrice. Œuvre de science, elle inspire toujours la réflexion critique. Si elle fut la dernière des vastes histoires de la Révolution, l’Histoire de Jaurès n’en ouvrit pas moins la voie de l’historiographie scientifique de la Révolution française.

2. Problèmes scientifiques de la Révolution française (XXe siècle)

Il serait banal d’écrire que la vision de l’histoire se modifie à chaque génération d’historiens. C’est sous le poids de l’histoire réelle et des expériences vécues que s’écrit l’histoire. Celle de la Révolution française ne saurait échapper à cette loi. La Révolution fut un phénomène total, englobant tous les aspects de l’évolution historique. Le mouvement de l’histoire qu’elle a rendu possible révèle tour à tour aux historiens successifs les divers aspects de cette totalité. La Révolution française permit un certain nombre d’évolutions: lorsque l’une de ces virtualités se réalise, elle projette une lumière nouvelle sur le passé révolutionnaire. La compréhension de la Révolution ne semble en définitive ne pouvoir être atteinte qu’à travers une succession d’interprétations convergentes qui sont commandées par l’histoire elle-même.

La Révolution française a été longtemps considérée comme le couronnement du siècle des Lumières, et c’est bien ainsi qu’elle apparaît dans l’œuvre d’Aulard: un fait essentiellement idéologique. Il n’est que de se référer à son Histoire politique de la Révolution française (1901), sous-titrée Origines et développement de la démocratie et de la république (1789-1804) . Aulard écrivait aux beaux temps de la république radicale. À Kiev cependant, dans cette Ukraine où le paysan avait été libéré du servage, mais sans que soit résolue la question agraire par son accession à la propriété, J. Loutchisky recherchait dans la Révolution française des solutions possibles et publiait en 1897 La Petite Propriété en France avant la Révolution et la vente des biens nationaux . C’est à Jaurès cependant que l’on doit essentiellement le renversement de la perspective historique, sans doute parce que, militant du mouvement ouvrier, il portait tout naturellement attention aux problèmes économiques et sociaux. Son Histoire socialiste de la Révolution française (1901-1904) a incité les historiens à considérer la Révolution comme un fait d’ordre social, et donc d’origine économique. Après lui, Mathiez, vivant la Première Guerre mondiale, perçut mieux les nécessités économiques de la conduite d’une grande guerre nationale et l’exigence d’une économie dirigée: il rédige alors les études qui formèrent le livre publié en 1927, La Vie chère et le mouvement social sous la Terreur . Et si, au milieu du XXe siècle, l’attention des historiens de la Révolution s’est portée sur les masses populaires urbaines, ne serait-ce pas parce que le monde était alors entré dans l’ère des mouvements de masses? Ainsi progresse l’historiographie révolutionnaire: au rythme même de l’histoire.

Si l’on veut retracer plus précisément et plus clairement la ligne de ces progrès, divers points de vue s’imposent. D’abord vue «d’en haut», la Révolution française fut ensuite étudiée «d’en bas». Elle fut aussi successivement considérée sous l’angle de la conjoncture, puis sous celui des structures. Son étude s’inséra enfin dans les grands débats du monde actuel: longtemps tenue pour antiféodale et anti-aristocratique, bourgeoise et populaire à la fois, elle fut qualifiée ensuite d’atlantique et d’occidentale. Encore s’agit-il de faire le point.

La Révolution française vue «d’en haut» et vue «d’en bas»

L’histoire est-elle faite par les grands hommes, par une élite, groupe ou parti? L’histoire est-elle faite par les masses?

La Révolution française fut longtemps vue «d’en haut», entendons à travers les Assemblées révolutionnaires et les Comités de gouvernement, ou à travers les grands révolutionnaires. Les grandes histoires du XIXe siècle portent essentiellement sur les débats de l’Assemblée constituante, de la Législative, de la Convention. Histoire vue d’en haut encore ou histoire élitiste, celle qui privilégie la notion de complot et l’action d’un groupe dirigeant. Ainsi, dès 1798, l’abbé Barruel dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme , thèse reprise en un certain sens par Augustin Cochin dans son enquête sur Les Sociétés de pensée et la Révolution en Bretagne (1925), thèse du complot maçonnique inlassablement reprise par Bernard Fay.

Plus encore, l’histoire de la Révolution fut souvent centrée autour d’un grand révolutionnaire, d’un grand homme: histoire «héroïque» à la Carlyle (sa Révolution française est de 1837). Ainsi Mirabeau dominant l’histoire de l’Assemblée constituante, ou Barnave. Et plus encore s’imposèrent Danton ou Robespierre. L’histoire de la Révolution fut d’abord et longtemps robespierriste: avec Laponneraye, avec Louis Blanc, avec E. Hamel enfin et son Histoire de Robespierre (1865).

Avec Michelet, la tendance se renversa et grandit la stature de Danton que l’on avait jusque-là méprisé pour sa vénalité. Les positivistes le réhabilitèrent définitivement, les radicaux lui élevèrent une statue à Paris, Aulard lui consacra de multiples études. Mais, contre l’idole pourrie, Mathiez leva bientôt l’étendard de la critique; il fonda en 1907 la Société des études robespierristes et entreprit, au travers d’une œuvre érudite et polémique considérable, de rendre justice à l’Incorruptible. La mort apaisa ces querelles: Aulard disparut en 1928, Mathiez en 1932. Georges Lefebvre, plus serein, fit le point de l’acquis historique dans son grand article Sur Danton de 1932 et dans ses discours sur Robespierre de 1933. Nous en sommes toujours là.

C’est qu’aussi bien une autre perspective s’est imposée aux historiens, sous l’impulsion de Georges Lefebvre: l’histoire de la Révolution française vue «d’en bas». Sans doute n’était-ce pas là, au lendemain de la Première Guerre mondiale, point de vue absolument nouveau. Aucun historien n’avait pu ignorer le rôle des masses populaires, l’importance des journées révolutionnaires. Le peuple est l’acteur principal dans l’Histoire de la Révolution française de Michelet: non les paysans ou les sans-culottes, mais le Peuple, l’ensemble de la nation érigée, comme la France, en une personne mythique. Ce fut Jaurès qui, se voulant «à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet», restitua au peuple, exalté par Michelet et caricaturé par Taine, à la fois sa nature véritable et sa vraie place dans l’histoire: peuple des campagnes et peuple des villes, présent dès ce vaste tableau que Jaurès traça de la France à la fin de l’Ancien Régime, toujours présent dans les luttes révolutionnaires avec ses souffrances, avec ses élans. Mais quelle que soit la solidité de l’œuvre de Jaurès, il ne pouvait, emporté dans le courant de l’action militante, répondre aux exigences de la recherche érudite. Vinrent après lui les historiens des masses paysannes et les historiens des masses urbaines.

Les masses paysannes trouvèrent leur historien en Georges Lefebvre, soutenant en 1924 sa grande thèse sur Les Paysans du Nord pendant la Révolution française . Détournant les yeux de la scène parisienne, puisque aussi bien la France de la fin du XVIIIe siècle demeurait essentiellement rurale, Georges Lefebvre s’attacha à l’étude de la paysannerie. Jusque-là, l’action révolutionnaire des masses rurales avait été considérée comme une répercussion des mouvements citadins essentiellement dirigés, en accord avec la bourgeoisie, contre la féodalité, l’aristocratie et le pouvoir royal: ainsi étaient conservés à la révolution du tiers état son aspect homogène et la majesté de son cours. Partant d’analyses sociales précises des structures rurales à la fin de l’Ancien Régime (répartition de la propriété et de l’exploitation foncières, biens communaux et droits collectifs, droits féodaux et fiscalité royale), Georges Lefebvre a démontré l’existence, dans le cadre général de la révolution de la bourgeoisie, d’un mouvement paysan possédant sa spécificité et son autonomie. Révolution paysanne donc, autonome et spécifique quant à ses origines: l’exploitation seigneuriale et la crise de l’économie agraire; quant à ses procédés: la jacquerie antiféodale qui s’affirma dès mars 1789, plusieurs mois avant la prise de la Bastille; quant à ses crises: la Grande Peur et les révoltes agraires qui, de 1789 à 1793, déroulèrent leur cortège d’incendies et de meurtres, sans rapport nécessaire avec l’évolution politique de la révolution bourgeoise; quant à ses tendances anticapitalistes; quant à ses résultats enfin: l’abolition totale, sans idemnité, de la féodalité, que la bourgeoisie constituante, toujours à la recherche d’un compromis avec l’aristocratie, n’avait ni souhaitée ni voulue. L’œuvre de Georges Lefebvre a toujours valeur de démonstration et d’exemple.

Les masses populaires urbaines entrent-elles dans le schéma d’explication avancé par Georges Lefebvre pour les masses paysannes? Le groupe social de l’ancienne France et de la France révolutionnaire désigné à l’époque sous le terme de sans-culotterie n’attira l’attention des historiens que plus tardivement, après la Seconde Guerre mondiale. Mais comment caractériser ces masses urbaines et leur action révolutionnaire? Deux séries d’explications ont été avancées, deux séries de réponses à la question qui est au cœur du problème: la sans-culotterie parisienne constitue-t-elle une avant-garde révolutionnaire? en quoi et dans quelle mesure?

Daniel Guérin a publié en 1946 deux volumes qui firent un certain bruit, les historiens universitaires y étant quelque peu malmenés: La Lutte de classes sous la première République. Bourgeois et «bras nus» (1793-1797) . Dressant Robespierre en précurseur de la réaction thermidorienne, Guérin a voulu voir dans la sans-culotterie parisienne une avant-garde et dans son action révolutionnaire en l’an II un embryon de révolution prolétarienne. Ainsi se vérifierait la théorie de la révolution permanente: dans le cadre de la révolution bourgeoise du XVIIIe siècle se profilerait déjà la révolution prolétarienne du XXe. «En 1793, la révolution bourgeoise et un embryon de révolution prolétarienne chevauchent l’une sur l’autre.» Et ailleurs encore l’auteur affirme la «coexistence» de l’une et de l’autre. Contresens historique sans aucun doute, dû au transfert dans le XVIIIe siècle des problèmes de notre temps. La sans-culotterie artisanale et boutiquière constituait-elle un prolétariat d’usine? N’est-ce point prendre pour une avant-garde prolétarienne ce qui n’est, malgré des positions politiques avancées, qu’une arrière-garde défendant les structures traditionnelles de production et d’échange? Et donc enlever aux masses populaires urbaines d’Ancien Régime et à leur action révolutionnaire, tout caractère spécifique?

À l’encontre, et dans la ligne des travaux de Georges Lefebvre, un groupe de ses élèves a affirmé la spécificité des masses urbaines et également l’autonomie de leur action révolutionnaire. En 1958 paraissait la thèse d’Albert Soboul, Les Sans-Culottes parisiens en l’an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (2 juin 1783-9 thermidor an II) . En 1959, G. Rudé publiait The Crowd in the French Revolution et K. D. Tønnesson La Défaite des sans-culottes. Mouvement populaire et réaction bourgeoise en l’an III . En 1961 paraissaient, de R. Cobb, Les Armées révolutionnaires, instrument de la Terreur dans les départements (avril 1793-floréal an II) .

Les masses populaires urbaines ont fourni à la bourgeoisie révolutionnaire la force indispensable pour abattre l’Ancien Régime et vaincre la coalition. Il n’en demeure pas moins qu’elles constituaient un élément social qui, en bien des points, était en opposition avec la bourgeoisie. Elles ne pouvaient dévier le sens général de la Révolution: elles n’en ont pas moins poursuivi leurs objectifs propres, souvent en alliance avec la bourgeoisie, souvent en opposition. La sans-culotterie urbaine, comme les masses paysannes, tendait, par-delà la ruine de l’aristocratie féodale, vers des buts qui n’étaient pas exactement ceux de la classe révolutionnaire dirigeante. De même qu’il exista dans le cadre général de la Révolution un mouvement paysan autonome, de même s’y développa un courant sans-culotte spécifique.

Il faut rechercher les origines dans la position du monde artisanal et boutiquier au sein de la société d’Ancien Régime, dans cette crise de l’économie française sur laquelle les travaux de C. E. Labrousse ont jeté une lumière nouvelle, dans l’aggravation des conditions d’existence des masses populaires parisiennes bien avant 1789. Spécifique par ses origines, ce courant populaire urbain l’est aussi par ses procédés et ses organisations politiques: assemblées générales et comités civils des quarante-huit sections parisiennes, plus encore comités révolutionnaires et sociétés sectionnaires. Spécifique encore par ses crises: ainsi celle de l’été de 1793, qui aboutit aux journées des 4 et 5 septembre, que Mathiez qualifia de poussée hébertiste et Guérin de manifestation spécifiquement ouvrière . Elles ne furent en fait que des journées populaires sans-culottes , suivies plutôt que guidées par Hébert et la Commune de Paris, et sans rapport exact ni étroit avec la marche générale de la Révolution.

Ainsi s’éclairent le caractère spécifique des tendances sociales des masses populaires urbaines et l’autonomie de leur action politique. Attachées à l’ancien système de réglementation et d’échange, elles demeuraient hostiles à tous les aspects du libéralisme économique cher à la bourgeoisie révolutionnaire. Limitation de la propriété qui ne saurait être fondée que sur le travail personnel, aspirations vers une société de petits producteurs indépendants: idéal de boutiquiers, d’artisans et de compagnons, identique en son essence à celui des petits paysans, irréductible à celui des grands fermiers, des maîtres du négoce et des chefs d’entreprise. Les antagonismes sociaux se doublaient cependant d’oppositions politiques. Le mouvement populaire depuis 1789 tendait à la décentralisation et à l’autonomie; il s’inséra dans l’organisation municipale parisienne des quarante-huit sections, la perfectionnant et la tournant à son profit. Grâce à quoi s’affirmèrent en 1793 de manifestes tendances à la démocratie directe. Mentalité, comportement et pratique politiques spécifiques: les masses populaires urbaines pouvaient-elles avoir de la démocratie et de la dictature révolutionnaires les mêmes conceptions que la bourgeoisie jacobine? Le mode de votation symbolisa l’opposition. Scrutin ouvert, par assis et levés ou par acclamations: celui de la sans-culotterie et de la démocratie populaire. Scrutin secret: celui de la bourgeoisie jacobine et de la démocratie représentative. Ainsi se compliqua en l’an II le jeu des luttes sociales et politiques.

La Révolution française vue sous l’angle de la conjoncture et sous l’angle des structures

La rupture révolutionnaire de juillet 1789 est-elle issue d’une crise de la conjoncture ou d’une crise des structures?

Les études de conjoncture s’affiirmèrent d’abord: conjoncture économique dès le début des années trente, conjoncture démographique dans les années cinquante.

Les études de conjoncture économique s’imposèrent au tournant des années trente, suscitées sans doute par la réflexion critique sur la grande crise mondiale qui sévissait depuis 1929. En 1932 paraissait l’ouvrage de François Simiand, Le Salaire, l’évolution sociale et la monnaie ; en 1933, celui d’Ernest Labrousse, Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle , qui compléta en 1944 La Crise de l’économie française à la fin de l’Ancien Régime et au début de la Révolution , t. I: Aperçus généraux. Sources. Méthodes. Objectifs. La crise de la viticulture . La faim a soulevé le peuple: vérité d’évidence, déja soulignée avec force par Michelet («Venez voir, je vous prie, ce peuple couché par terre, pauve Job...»), tandis que Jaurès insistait sur l’essor et la puissance de la bourgeoisie («La bourgeoisie française avait pris conscience de sa force, de sa richesse, de son droit, de ses chances presque indéfinies de développement»). Révolution de la prospérité bourgeoise ou révolution de la misère populaire? L’une et l’autre, sans doute. De la faim populaire, mais aussi de la crise bourgeoise, E. Labrousse a donné une analyse nouvelle, fondée sur une large assise scientifique. L’une et l’autre apparaissent comme la conséquence des caractères généraux d’une phase A de hausse et d’expansion (selon la terminologie de Simiand), mais associés aux mouvements cycliques et saisonniers, nuancés par la considération du salaire réel, expliqués enfin par les traits historiques de l’économie et de la démographie de l’époque. La prospérité bourgeoise connut un palier, puis un recul: «le déclin de Louis XVI», roi malchanceux, après «la splendeur de Louis XV». La hausse des prix accablait cependant les pauvres: au cours du siècle, de 1726-1741 à 1785-1789, ils montèrent de 65 p. 100, la hausse nominale des salaires n’étant que de 22 p. 100. En fait, en comparant la hausse du salaire nominal à celle du coût de la vie populaire, on constate que le salaire réel a diminué: de 25 p. 100 de 1726-1741 à 1785-1789, de plus de moitié si l’on tient compte des pointes cycliques et saisonnières des prix. Les conditions d’existence de l’époque exigeant que la réduction portât essentiellement sur les subsistances de première nécessité, la hausse du XVIIIe siècle entraîna une aggravation de la misère populaire. La faim mobilisa les masses populaires.

La conjoncture démographique multiplia les conséquences désastreuses de la conjoncture économique. Aux études de démographie historique du XVIIIe siècle et de la Révolution s’attache essentiellement le nom de M. Reinhard, sous la direction de qui furent publiées trois séries de Contributions à l’histoire démographique de la Révolution française (1962, 1965 et 1970). La croissance démographique apparaît d’autant plus remarquable qu’elle succéda, autour de 1740, à une période de stagnation. Les grandes disettes d’avant 1715 devinrent après 1740 disettes larvées, les crises démographiques «mortelles» crises «vénielles». La natalité conserva un niveau élevé (40 p. 1 000), une certaine tendance à la réduction des naissances se manifestant cependant en particulier dans les milieux de l’aristocratie. La mortalité continua d’osciller d’une année à l’autre, demeurant généralement inférieure à la natalité, s’abaissant à 33 p. 1 000 en 1778. À la fin de l’Ancien Régime, la population comptait environ 25 millions d’habitants: soit un accroissement de 6 millions, à peine plus d’un tiers, depuis le début du siècle. La France était l’État le plus peuplé d’Europe. De là d’importantes conséquences sociales. En augmentant la demande de produits agricoles, la croissance démographique contribua à la hausse des prix. Sur une population accrue, et particulièrement dans les villes et dans les masses populaires, la crise des subsistances déclencha, l’économie demeurant archaïque, un processus où s’enchaînèrent misère, sous-consommation, contraction du marché de la main-d’œuvre, sous-emploi, mendicité et vagabondage. La poussée démographique tendit à rompre le fragile équilibre entre population et subsistances, multipliant les tensions sociales. Ajoutons le déséquilibre des générations, la masse des jeunes pesant sur une société aux mécanismes bloqués: facteur révolutionnaire par excellence. Les grands révolutionnaires furent des hommes jeunes: Robespierre né en 1758, Danton en 1759, Barnave en 1761, Saint-Just en 1767. Les mouvements révolutionnaires de masses, la conquête républicaine, puis impériale ne peuvent s’expliquer sans référence à cette richesse en hommes jeunes. La France était «la grande nation». Ainsi la poussée démographique entre pour une part, non essentielle mais non négligeable, parmi les causes proches de la Révolution, elle rend compte de certains de ses aspects.

L’évolution de la double conjoncture, démographique et économique, entraînait la crise de l’Ancien Régime vers son paroxysme: elle ne la créait pas. C’est dans les structures mêmes de l’ancienne société et dans leurs contradictions qu’il faut chercher, en dernière analyse, les causes profondes non conjoncturelles de la Révolution française. Les fluctuations économiques et démographiques, génératrices de tension, et qui, dans les conditions du temps, échappaient à toute action gouvernementale, créèrent une situation révolutionnaire: mais ce sont les contradictions structurelles irréductibles de la société d’Ancien Régime qui depuis longtemps avaient porté la révolution à l’ordre du jour.

Sur les structures de la société d’Ancien Régime et leurs antagonismes, Barnave avait depuis longtemps attiré l’attention, dans son Introduction à la Révolution française , écrite en 1792, publiée en 1843. Après avoir posé le principe que la propriété influe sur les institutions, Barnave constate que les institutions créées par et pour l’aristocratie foncière contrarient et retardent l’avènement de la société nouvelle. «Le règne de l’aristocratie dure autant que le peuple agricole continue à ignorer ou à négliger les arts, et que la propriété des terres continue d’être la seule richesse [...]. Dès que les arts et le commerce pénètrent dans le peuple et créent un nouveau moyen de richesse au secours de la classe laborieuse, il se prépare une révolution dans les lois politiques; une nouvelle distribution de la richesse prépare une nouvelle distribution du pouvoir. De même que la possession des terres a élevé l’aristocratie, la propriété industrielle élève le pouvoir du peuple; il acquiert la liberté.» Le peuple: entendons la bourgeoisie. Barnave affirmait ainsi la correspondance nécessaire entre les institutions politiques et le mouvement économique et social: c’était poser nettement le problème de la priorité des structures dans la maturation de la crise révolutionnaire.

Histoire sociale, histoire structurelle: elle peut s’envisager d’un double point de vue, qualitatif et quantitatif.

Le point de vue quantitatif et sa nécessité ont été affirmés avec force par Georges Lefebvre. «Il ne suffit pas de décrire, aimait-il répéter, encore faut-il compter.» Lui-même en avait donné l’exemple dès 1924 avec Les Paysans du Nord . Il écrivait en 1956: «Il nous importe de dénombrer les membres des différentes classes sociales et des diverses professions, d’acquérir sur chacun d’eux une notion aussi précise qu’il se pourra de leurs revenus et de leurs propriétés, bref nous souhaitons que la méthode de statistique précise nos connaissances.» Il était donc nécessaire d’établir l’histoire sociale de la Révolution française sur une large base de données démographiques et économiques: dénombrer les hommes, dénombrer les diverses catégories sociales et les diverses professions, hiérarchiser de profession à profession et à l’intérieur de chacune d’elles, regrouper hors des cadres professionnels selon le critère de l’appropriation ou de la privation des moyens de production, et acquérir sur chaque catégorie, grâce en particulier aux sources fiscales, une connaissance exacte des propriétés et des revenus. Ce vaste programme est loin d’avoir été rempli. Nous ne possédons encore aucune histoire de la bourgeoisie à travers la Révolution, entreprise trop ambitieuse sans doute et mal accordée aux forces d’un seul historien. L’étude monographique s’impose ici. J. Sentou en a donné un modèle avec sa thèse sur Fortunes et groupes sociaux à Toulouse sous la Révolution. Essai d’histoire statistique (1969): ouvrage qui démontre aussi la nécessité d’asseoir l’histoire quantitative sur une classification sociale précise et des concepts élaborés. L’historien doit se garder des illusions des chiffres et du vertige du nombre; il ne doit pas être dupe, s’agissant surtout de la Révolution française, période préstatistique, de leur trompeuse certitude ni de leur précision apparente.

Le point de vue qualitatif est, en dernier ressort, fondamental, en particulier pour juger de la mutation que constitue la Révolution française. Le fait étant mesurable, encore s’agit-il de l’apprécier et de le qualifier, comme il s’agit aussi de préciser le jeu des mécanismes sociaux. De là la nécessité de concepts de base nettement élaborés. Ainsi de la propriété foncière en 1789 et par-delà la Révolution: étudier sa répartition quant aux seules superficies ne saurait suffire; il faut préciser la nature de cette propriété et donc, pour l’Ancien Régime, le poids du prélèvement féodal. S’agissant de la période postrévolutionnaire, est-il concevable d’étudier la répartition de la propriété foncière, maintenant libérée de la charge fiscale, sans préciser le poids de la dette hypothécaire? Vérités d’évidence, souvent méconnues.

Ce qui nous amène à la nécessité de préciser la nature même de la mutation révolutionnaire, et donc de la Révolution française elle-même.

La Révolution française: révolution «atlantique» ou révolution bourgeoise ?

Pour les historiens du XIXe siècle, il ne faisait aucun doute que la Révolution française avait été antiféodale et anti-aristocratique, et encore pour Aulard publiant en 1919 La Révolution française et le régime féodal . Jaurès, quant à lui, souligna de plus le caractère bourgeois de la mutation révolutionnaire, étape nécessaire dans l’instauration de la société moderne capitaliste. L’œuvre de Mathiez et celle de Lefebvre s’inscrivent dans cette même ligne. Ainsi étaient soulignés les caractères propres de la Révolution qui découlaient de la structure spécifique de la société française à la fin de l’Ancien Régime. Dans les années cinquante, et sans doute dans le contexte idéologique de la «guerre froide», ces caractères ont été niés.

La conception d’une révolution «occidentale» ou «atlantique» a été avancée en 1954 par l’historien américain R. R. Palmer dans un article du Political Science Quarterly , «The World Revolution of the West (1763-1801)», puis reprise par le même historien et par Jacques Godechot dans leur rapport au Congrès international des sciences historiques à Rome en 1955, «Le Problème de l’Atlantique du XVIIIe au XXe siècle». En 1956, Godechot amplifiait cette thèse dans son ouvrage La Grande Nation. L’expansion révolutionnaire de la France dans le monde (1789-1799) . Enfin en 1959 et en 1964 paraissaient, de Palmer, les deux tomes de The Age of the Democratic Revolution. A Political History of Europe and America (1760-1800) , t. I: The Challenge . La Révolution française n’aurait donc été, à suivre Godechot, «qu’un aspect d’une révolution occidentale, ou plus exactement atlantique, qui a commencé dans les colonies anglaises d’Amérique, peu après 1763, s’est prolongée par les révolutions de Suisse, des Pays-Bas, d’Irlande, avant d’atteindre la France entre 1787 et 1789. De France, elle a rebondi aux Pays-Bas, a gagné l’Allemagne rhénane, la Suisse, l’Italie». La Révolution française s’intégrerait ainsi dans «la grande révolution atlantique».

On ne saurait évidemment sous-estimer l’importance de l’océan Atlantique dans la rénovation de l’économie et dans l’exploitation des pays coloniaux par l’Occident européen. Mais là n’est pas le propos de nos auteurs, ni de montrer que la Révolution française ne fut qu’un moment du mouvement général de l’histoire qui, après les révolutions anglaises du XVIIe siècle et la guerre d’indépendance américaine du XVIIIe, contribua à associer ou à porter la bourgeoisie au pouvoir. La Révolution française ne marqua d’ailleurs pas le terme géographique de cette transformation comme les qualificatifs d’atlantique et d’occidental le donnent à entendre. Au XIXe siècle, partout où s’est installée l’économie capitaliste, l’ascension de la bourgeoisie a marché de pair. D’autre part, à mettre sur le même plan la Révolution française et «les révolutions de Suisse, des Pays-Bas et d’Irlande»..., on minimise étrangement les dimensions, la profondeur et la mutation brusque qu’elle constitua. La conception d’une révolution «occidentale» ou «atlantique» dénie à la Révolution française tout contenu spécifique, économique, social et national. Elle tient pour nul plus d’un siècle et demi d’historiographie révolutionnaire.

Tocqueville avait cependant ouvert la voie à la réflexion critique, lorsqu’il demandait «pourquoi des principes analogues et des théories politiques semblables n’ont mené les États-Unis qu’à un changement de gouvernement et la France à une subversion totale de la société». Poser le problème en ces termes, c’est dépasser l’aspect superficiel d’une histoire politique et institutionnelle pour s’efforcer d’atteindre les réalités économiques et sociales dans leur spécificité nationale.

La Révolution française fut bien antiféodale et anti-aristocratique, bourgeoise et capitaliste, nationale enfin. Méconnaître l’un de ces aspects, c’est la dénaturer: c’est en ce sens qu’il faut entendre le mot de Clemenceau, «la Révolution est un bloc».

Antiféodale et anti-aristocratique, la Révolution française a finalement aboli la féodalité, sans compromis ni rachat, par la loi du 17 juillet 1793; elle a détruit l’aristocratie d’Ancien Régime dans ses privilèges et sa prépondérance. En faisant table rase de toutes les survivances féodales, en affranchissant les paysans des droits seigneuriaux et des dîmes ecclésiastiques, en détruisant les monopoles corporatifs et en unifiant le marché national, la Révolution française a constitué une étape décisive dans la formation de la société moderne, bourgeoise et capitaliste. Non que la destruction de l’Ancien Régime ait signifié l’apparition simultanée de nouveaux rapports sociaux. Il fallut longtemps encore pour que le capitalisme s’instaure définitivement en France. Mais la ruine de la propriété foncière féodale et du système corporatif et réglementaire libéra la production, accéléra le processus de différenciation sociale et la polarisation entre capital et travail salarié. Ainsi fut frayée sans compromis la voie vers une économie nouvelle et vers de nouveaux rapports sociaux: voie révolutionnaire par excellence.

La Révolution française brisait en même temps l’armature étatique de l’Ancien Régime, balayant les vestiges des autonomies traditionnelles, détruisant les privilèges locaux et les particularismes provinciaux. Elle rendit ainsi possible, du Directoire à l’Empire, l’instauration d’un État répondant aux exigences de la bourgeoisie moderne et à ses intérêts.

De ce double point de vue, antiféodal et bourgeois, la Révolution française fut loin de constituer un mythe, comme l’a prétendu Alfred Cobban dans The Myth of the French Revolution (1955). Sans doute, la féodalité au sens médiéval du mot ne correspondait plus à rien en 1789: mais, pour les contemporains, bourgeois aussi bien que paysans, ce terme abstrait recouvrait une réalité qu’ils connaissaient bien (droits féodaux, autorité seigneuriale), et qui fut finalement balayée. Sans doute, les Assemblées révolutionnaires ont été peuplées pour l’essentiel d’hommes de

profession libérale et de fonctionnaires publics, non de chefs d’entreprise, financiers ou manufacturiers, en un mot de capitalistes. On n’en peut cependant tirer argument contre l’importance de la Révolution française dans l’instauration de l’économie nouvelle. Outre que ces derniers furent représentés par une minorité fort active et que les groupes de pression, du grand commerce colonial en particulier, furent particulièrement efficaces, le fait essentiel est que l’ancien système économique et social fut détruit et que la Révolution française proclama sans restriction la liberté économique, celle de l’entreprise et celle du profit. L’histoire de la France au XIXe siècle illustra les dures réalités nées de ce prétendu mythe.

La Révolution française s’est finalement assigné une place exceptionnelle dans l’histoire du monde contemporain, se situant au carrefour des divers courants qui ont partagé les nations et les partagent encore. Révolution bourgeoise classique, elle constitue le point de départ de la société capitaliste et du système libéral représentatif dans l’histoire de la France. Mais elle fut en même temps révolution paysanne et populaire, et tendit par deux fois à dépasser ses limites bourgeoises: en l’an II, lorsque s’esquissa un régime de démocratie sociale; en 1795-1796, lorsque Babeuf, par la conjuration des Égaux, tenta de réaliser «la communauté des biens et des travaux». Ainsi s’explique sans doute le retentissement persistant de la Révolution française dans la conscience des hommes de notre siècle...

Relisons une fois encore Tocqueville: «On l’a vue [la Révolution française] rapprocher ou diviser les hommes en dépit des lois, des traditions, des caractères, de la langue, rendant parfois ennemis des compatriotes et frères des étrangers; ou plutôt, elle a formé, au-dessus de toutes les nationalités particulières, une patrie intellectuelle commune dont les hommes de toutes les nations ont pu devenir citoyens.»

Révolution française
(la) ensemble des mouvements révolutionnaires qui se succédèrent en France de 1789 à 1799. Lors des états généraux (réunis le 5 mai 1789), le tiers état affirma la souveraineté de la nation, révolution politique que la prise de la Bastille (14 juil. 1789) couronna symboliquement. L' Assemblée nationale constituante (9 juil. 1789-30 sept. 1791) décida l'abolition des privilèges (nuit du 4 août 1789), proclama la Déclaration des droits de l'homme (26 août), nationalisa les biens de l'église (2 nov.), élabora la Constitution civile du clergé (12 juil. 1790), travailla à la Constitution de 1791. La France fut restructurée dans les domaines juridique, financier, administratif. Louis XVI tenta de fuir à l'étranger (20-21 juin 1791), où la contre-révolution s'était organisée. L' Assemblée législative (1er oct. 1791-20 sept. 1792) essaya de faire fonctionner la monarchie constitutionnelle, mais elle dut déclarer la guerre à l'Autriche (20 avril 1792); après les premiers échecs, le peuple parisien (insurgé le 10 août 1792) la contraignit à déposer le roi. La Convention (21 sept. 1792-26 oct. 1795) proclama la république (21 sept. 1792) et vota la mort du roi, décapité le 21 janv. 1793. Tandis que la situation extérieure et intérieure s'aggravait, le parti des Montagnards triompha à l'Assemblée (arrestations des modérés, les Girondins, en juin 1793) et instaura la Terreur. Robespierre domina le Comité de salut public, gouvernement "révolutionnaire jusqu'à la paix"; il fut renversé le 9 thermidor an II (27 juil. 1794). Le Directoire (26 oct. 1795-9 nov. 1799), menacé par les révolutionnaires (les Jacobins) et par les royalistes, voulut instaurer une république bourgeoise, mais il fut renversé par un coup d'état, dû au général Bonaparte (18 et 19 brumaire an VIII: 9 et 10 nov. 1799), auquel la Constitution de l'an VIII donna le pouvoir. (V. Consulat et France [Histoire].)

Encyclopédie Universelle. 2012.

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